Le chant des meules : complainte et dévotion à l’heure de la mouture

meule7Avant que n’arrive, dans les villages de l’Inde, le moulin à farine entraîné par un moteur électrique, les femmes se levaient au chant du coq pour moudre au moulin de pierre, à la main, la farine du jour. Il était quatre ou cinq heures. Elles soutenaient leur travail et scandaient le grondement de la meule de versets rimés et rythmés, puisant à volonté dans une tradition immense et immémoriale de distiques hérités de leurs aînées ou recomposés sur-le-champ.

Chacun des distiques de cette tradition est, dans sa forme, une composition libre et indépendante. Connue sous le nom d’ovi en marathi, cette forme poétique est à comprendre analogiquement par référence au verbe dont elle tire son nom et qui signifie « filer, enfiler des perles, coudre, tailler, tisser, corder, tendre une corde… »

Je tire la meule, elle vrombit comme une gazelle
J’ai bu le lait de ma mère, c’est lui qui fait jouer mes poignets

Pour tourner la meule, tu dois garder tes bras détendus
Ton Seigneur crache la farine à gros bouillons

Moulin, ô dieu, je te tire, la meule
J’ai bu le lait de ma mère et je peux mesurer mes forces avec toi

(Umbre Renuka, village de Rajmachi)

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Emportée par la rotation soutenue du moulin et la volonté de se dire, pourquoi moudre et pourquoi chanter, sinon pour dire ce qu’on a sur le cœur ?

Tous les versets de la tradition de « chants de la mouture » sont composés uniquement par des femmes, et transmis, depuis des générations, exclusivement de femmes en femmes, qui plus est, essentiellement pendant leur travail de mouture à l’aube. Un rapport privilégié existe entre le contenu des chants, ample articulation de la perception qu’on les paysannes de leur existence de femmes, et le travail de la mouture, en ce que celle-ci est appréhendée comme la synecdoque des travaux féminins en général et, par métonymie, de leur condition même.

Ce rapport, ainsi que les conditions particulières d’exécution du travail de la mouture dans le temps et l’espace domestiques quotidiens, expliquent la spécificité et l’importance de cette tradition comme parole sur soi des femmes des campagnes de l’Inde.

Je te dis, la plainte de mon esprit.
(Barpe, tal. Mulshi, octobre 1995)

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La difficulté de la tâche appelle les, paysannes a s’entraider: mère- fille, belle-mère et bru, belles-sœurs de la même maisonnée communient dans la conscience du destin qui les unit… La mouture matinale le leur rappelle symboliquement à chaque aube nouvelle. (Akavlé, avril 1985)

À la différence des textes fondateurs du dharma hindou et de la culture brahmanique, les chants de la mouture n’eurent ni clercs pour les garder, ni autorité pour les imposer au respect, ni audience pour les écouter avec piété, ni zélateurs pour les apprécier et les répandre, ni scribes pour les consigner, ni swamis pour les gloser. C’est ainsi que ce répertoire résiste à l’oubli des siècles et nous arrive plus vivant qu’aucune tradition manuscrite de pandits.

meule5La tradition séculaire des chants sur la meule est un moyen et un milieu de communication privilégiés, circonscrits par un espace et un temps précis de la vie quotidienne des femmes. Ceci confère aux chants une forme d’énonciation particulière. La formule « Je te dis, femme ! » est caractéristique des chants de la mouture. Cette fonction phatique sert l’intention qui motive le chant : la volonté d’ouvrir son cœur et de se confier. Elle joue aussi le rôle d’une signature d’identification. L’anonymat de la formule énonciatrice — aucun chant n’est jamais attribué à qui que ce soit — ne rend que plus personnelle l’énonciation, car elle est celle d’un soi collectif de femmes, ce « Je » est riche de la personnalité de toutes. C’est à elles-mêmes, au soi de « la race des femmes » — selon l’expression qui leur sert à se désigner — un soi plus vrai que les particularités de chacune, que cette énonciation les porte à s’identifier lorsqu’elles se réapproprient à chaque aurore la parole de leurs aînées pour y reconnaître et y couler leur propre destin. Il s’agit de s’exprimer soi-même et pas de littérature autobiographique.

UVS-01-05, chanté par Dighe Asha (village de Bhambardé)

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wom3grinLa raison de ma mouture ?
Je te dis la plainte au-dedans de mon esprit
Au moulin, je chante, je ne sens plus le malheur

Les paysannes s’asseoient au moulin pour parler avec lui comme à un confident, poussées par un besoin pressant de lui « parler à cœur ouvert », selon l’expression qui dans leur vocabulaire motive impérieusement leurs versets et l’injonction du chant : « Femme, ne mouds pas en silence à la mouture de l’aube ! »

La forme poétique et la mélodie interdisent les paroles futiles et les mots de travers. Il en va comme des confidences faites à un saint ermite sur la colline ou à un dieu proche et compréhensif. Le moulin est une valeur de distinction, on s’adresse à lui avec révérence et piété : « Seigneur moulin ! » et une profonde affection, comme à une mère à qui on s’ouvre de ses pensées intimes.

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Le laps de temps solitaire de la mouture matinale offre un espace de liberté relative qui ne leur est point disputé. Il reste leur royaume et ne peut être que le leur. Là, elles échappent ensemble aux sermons des prêcheurs, des swamis, des notables, des gourous, des sadhus, des yogis, des saints-poètes, des hagiographes, et des pandits. Elles n’écoutent qu’elles-mêmes et n’obéissent qu’à une pulsion partagée : chanter pour mieux dire ce qu’elles ressentent. Le chant de la mouture transcende les castes, les âges, les différences sociales et économiques.

UVS-05-03 : chants sur sur Vitthal, Rukmini et Jani (Pokhar)

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Peinture murale d’un temple proche de Gopalpur, à quelques kilomètres de Pandharpur (district de Solapur).] On voit le dieu Vitthal-Krishna assis à la meule de Jani et lui faisant sa mouture, pendant que la sainte dévote chante les louanges de son ami-dieu. Cette figuration est caractéristique de sant Janabai : des images pieuses la multiplient à l’infini et la propagent dans tout le Maharashtra.

 

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Dieu moud en compagnie de Jani. A la vue de son attachement (bhâva), Pandharirao est content.

La meule et la mouture reviennent à plusieurs reprises comme support métaphorique d’une pensée philosophique et d’une catéchèse religieuse dans la littérature marathi, du moyen âge à nos jours. Le courant dit de « bhakti », en particulier, en a fait à plusieurs reprises, dans l’histoire, l’épitomé symbolique de son enseignement.

Ainsi, de nos jours, lors des pèlerinages à Gopalpur, Pandharpur et Alandi, dans l’ouest du Maharashtra, les pèlerins peuvent admirer de vastes peintures qui représentent, sur les murs de temples, une sainte orpheline, toute jeune encore, Janabai. Servante du saint poète Namdev, aussi pieuse que son maître et protecteur, elle est assise au moulin et moud, avec l’aide de Krishna, tout en chantant des cantiques en l’honneur de Vithoba, le dieu-mère bien aimée de Pandharpur.

Ma mouture est terminée, dans ma corbeille de vannerie se trouve une fleur
Vithu, de Pabharpur, est du même âge que mes frères et sœurs.

 

Ma mouture est terminée, cinq grains de blé dans mon panier
Dieu m’a donné un frère. Nous, les sœurs, nous chantons pour l’honorer.

Une caractéristique de ce vaste matrimoine culturel intangible reste toutefois son caractère profane et réaliste ou, si l’on préfère, humain et terre à terre. Le sacré est certes une dimension essentielle de l’expérience que projette cette tradition, mais la sacralité naturelle dans laquelle elle baigne, est celle d’une familiarité avec un foisonnement de dieux qui sont ceux du terroir, de la prospérité et de la vie, et non ceux de l’hindouisme brahmanique.

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femme22Sita s’en va vivre en forêt : une vache lui barre le chemin
Pourquoi cet exil en forêt ? C’est à cause de Ravan, le mécréant

 

Sita s’en va vivre en forêt : une tourterelle lui barre le chemin
Le pécheur Ravan inflige cet exil forestier à Sita.

 

Beau-frère Lakshman, dis la vérité, qu’as-tu en tête ?
Ce n’est pas le chemin de chez ma mère, je vois un précipice.

 

Beau-frère Lakshman, dis la fourberie de ton esprit
Ce n’est pas le chemin de chez ma mère, je vois une vaste friche.

 

L’arme lui glissa des mains quand il voulut assassiner Sita
Lakshman réalisa qu’elle était la fidélité même.

 

Sita parle : voilà douze ans que je vis en exil dans la jungle
Depuis douze ans cette forêt n’a pas vu la lumière.

 

Ecoutez ! Ecoutez ! Qui pleure dans une forêt pareille ?
Ecoutez ! Les acacias et les jujubiers la consolent.

 

Qu’est-ce qu’on voit de rouge dans une forêt pareille ?
Sita a accouché, elle a a tendu un abri de saris (rouges)

 

Dans une forêt pareille, qui fait « Zou Zou Zou » ?
C’est Sita qui parle, elle endort Lav et Ankush.

 

Pour Sita, les sasurvas : des ennuis innombrables comme les cheveux de la tête
Elle les a envoyés en partage à ses sœurs, de pays en pays.

L’événement de l’épopée du Ramayana qui frappe le plus l’imagination des femmes paysannes, au point d’inspirer le plus grand répertoire de chants de la mouture, est celui de Sita envoyée en exil par Kaikayi, la mère de Rama, et condamnée à l’épreuve de la solitude. Les femmes se reconnaissent toutes en « Sitabai » — l’une des leurs — et projettent en elle les tourments, les sasurvas (prononcer « sassourvas ») qu’elles endurent dans la maison de leurs beaux-parents.

D’un côté, Sita est l’épouse parfaite, la plus fidèle au monde… (« Rien à voir avec celles d’aujourd’hui qui vont jusqu’à insulter leur mari ! ») Mais en même temps elle est celle que l’on voue à l’exil dans la forêt, et qui envoie ses messages de solitude, les vanavas, sur des feuilles de tamarinier, à toutes ses sœurs, dans chaque village et chaque maison, sous la forme de sasurvas…

village10Le chant de la mouture, comme nous pouvons le constater, ne quitte jamais le champ du quotidien féminin. Ceci en explique la grande homogénéité. Il ne parle que de ce qui émeut le cœur des femmes. Ses mots, ceux du langage commun, empruntent leurs comparaisons aux événements et aux réalités de tous les jours. Ils projettent simplement la vie de paysannes ordinaires et la vision limitée qu’elles ont de leur monde. Ils ne cherchent point à enseigner, sermoner, prier, commander, édifier ou glorifier quiconque, dieu ou homme.

(Texte de Guy Poitevin, janvier 2000)

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